23

Retour au royaume de rubis

 

 

Wellan et Bridgess chevauchèrent à travers les forêts et les plaines du Royaume de Rubis pendant plus d’une journée complète avant d’arriver dans le premier village. Là-bas, l’agriculture occupait une place beaucoup moins grande qu’au Royaume d’Émeraude où les champs s’étendaient à perte de vue. Les gens de Rubis étaient davantage des chasseurs et les seuls champs cultivés se trouvaient à proximité du château, à l’extrême est. Le reste du pays était parsemé de grandes forêts et de petits lacs où abondaient le gibier et le poisson.

« C’est un pays magnifique. Il y fait frais et l’air sent bon », pensa Bridgess. Elle ne ressentait aucune animosité en ces lieux, aucune colère, seulement un immense amour de la vie et de la nature.

Le grand Chevalier et son apprentie dressèrent leur campement dans une clairière, près d’un petit lac. Wellan apprêta leur repas sur le feu que Bridgess avait allumé et ils mangèrent en silence. Les repas constituaient des moments privilégiés entre un maître et son Écuyer, qui s’ouvraient par télépathie l’un à l’autre, et cela sans réserve. Ce soir-là, Bridgess découvrit un repli triste et sombre dans le cœur du Chevalier, mais lorsqu’elle voulut le questionner davantage, il se referma comme une huître.

— Maître, vous pouvez tout me dire, insista-t-elle. C’est mon devoir d’Ecuyer de vous soutenir et de vous aider.

— Je sais, Bridgess, mais tu es encore une petite fille et la tristesse que tu as ressentie en moi est une émotion d’homme adulte.

Il s’éloigna du feu et alla s’asseoir près de l’eau. Perplexe, Bridgess le regarda croiser ses longues jambes et perdre son regard dans les reflets qu’allumait la lune sur l’eau. Sa connaissance des adultes se limitait aux serviteurs d’Emeraude Ier et au magicien Élund, ce qui ne l’aidait vraiment pas à comprendre les états d’âme de son maître. Et surtout, pas question de le sonder à son insu. C’était une faute grave de la part d’un Ecuyer. Elle se contenta de l’observer et de s’assurer qu’il ne courait aucun danger. Le Chevalier passa plus d’une heure perdu dans ses pensées, puis il vint s’enrouler dans sa couverture, près du feu. Il sentit le regard inquiet de son apprentie, couchée à quelques pas de lui, mais il ne pouvait se confier à elle, pas encore.

Au matin, la tristesse de Wellan semblait s’être envolée. Ils se lavèrent sommairement dans le lac et se mirent en route pour le Château de Rubis en longeant ses berges. La forteresse leur apparut au détour d’un boisé, simple construction rectangulaire dépourvue de tours. Aucune silhouette de sentinelle ne se dessinait sur les créneaux. « Ces gens n’ont-ils donc pas d’ennemis ? » se demanda Bridgess, surprise. Ils franchirent les grandes portes sans que quiconque exige qu’ils s’identifient. Au contraire, les habitants semblaient tous connaître Wellan et lui souriaient avec affection, même s’il avait quitté le château depuis quinze ans.

Ils s’arrêtèrent devant le palais, noyau central des fortifications, et des palefreniers vinrent aussitôt chercher leurs chevaux.

— Je suis le Chevalier Wellan d’Émeraude et voici Bridgess, mon Ecuyer. Prévenez le Roi Burge que je désire lui parler.

Les visages des serviteurs s’éclairèrent davantage et l’un d’eux s’engouffra à l’intérieur en courant. Le grand chef savait que sa ressemblance physique avec son père les surprenait tous. Le domestique revint les chercher quelques minutes plus tard, bien que Wellan n’eût pas vraiment besoin d’un guide. Il se souvenait de chaque pierre, de chaque tableau, de chaque chandelier, comme s’il n’avait jamais quitté cet endroit. Ils empruntèrent d’interminables couloirs qui célébraient la chasse, des peaux tendues sur les murs et des têtes d’animaux empaillées suspendues au-dessus des portes. Bridgess ravala une grimace de dégoût, pour ne pas offenser son maître, né dans ce pays, et baissa les yeux sur ses pieds afin de ne plus voir tous ces regards vitreux qui la suivaient au passage.

A la surprise de Wellan, on le conduisit dans les appartements de la Reine Mira. Grande et mince, sa peau avait la complexion de la neige. Son visage autoritaire s’encadrait de longs cheveux noirs et ses yeux bleus trahissaient son agacement. Sa mère le reçut avec la même froideur qu’elle lui avait jadis manifestée. Mais il n’était plus son petit garçon turbulent, il était un homme désormais et il ne permettrait plus qu’elle le bouscule. Il s’inclina respectueusement et attendit patiemment qu’elle parle.

— Pour quelle raison veux-tu voir ton père ? jeta-t-elle finalement du bout des lèvres.

— Je dois lui soumettre une requête de la part des Chevaliers d’Émeraude, Altesse, l’informa-t-il d’une voix neutre.

La reine observa son fils un long moment puis posa les yeux sur la fillette qui l’accompagnait, en fronçant les sourcils.

— Quand suis-je devenue grand-mère ?

— Bridgess n’est pas ma fille, mais mon Écuyer.

— Emeraude Ier n’hésite pas à confier des filles à des hommes de ton âge ? hoqueta-t-elle, visiblement indignée.

— Des Chevaliers, Majesté. Des hommes droits et honnêtes. Dois-je vous demander la permission de m’entretenir avec le roi ?

— Ton père est parti à la chasse. Il sera de retour avant le coucher du soleil. Je vais faire préparer des chambres à votre intention. Vous vous y reposerez en l’attendant.

Elle agita la main en direction d’une servante et leur tourna le dos, mettant ainsi un terme à cet échange glacial. Mira était belle, élégante et intelligente, mais elle n’affichait jamais ses émotions. Wellan ignorait si elle se comportait de la sorte avec son père, mais il savait qu’elle n’avait pas été une bonne mère. Il poussa Bridgess devant lui et ils montèrent à l’étage, la servante les précédant jusqu’aux chambres d’invités, dotées de grands balcons surplombant la rivière Sérida. La fillette entra dans celle de son maître avec ses affaires malgré les protestations de la servante. Wellan déposa ses sacoches et ses armes et sortit sur le balcon. Voyant que ses exhortations laissaient la blonde enfant indifférente, la domestique abandonna et tourna les talons, bien décidée à prévenir sa maîtresse de cette conduite scandaleuse.

— Est-ce que votre royaume vous manque, maître ? voulut savoir Bridgess.

— Non, affirma le grand Chevalier, les yeux fixés sur les pics volcaniques, de l’autre côté de la rivière. Je n’ai pas vécu ici assez longtemps pour y avoir laissé mon cœur.

— Ce n’est donc pas ce qui vous rend triste.

Wellan pivota sur lui-même et lui servit un regard rempli d’avertissement. Ne l’avait-il pas déjà prévenue de ne pas le questionner à ce sujet ? Elle lui répondit par un sourire provocateur. Il ne sévit pas, se rappelant avoir adopté la même attitude avec Élund lorsqu’il avait son âge.

— Qu’allons-nous faire jusqu’au retour du roi ? demanda Bridgess pour détendre l’atmosphère.

— Sais-tu nager ?

— Je me débrouille.

Wellan se défit de sa cuirasse et lui demanda de la suivre. Ils foncèrent de nouveau dans les couloirs remplis d’horreurs. Les serviteurs s’inclinaient devant le Chevalier et lui adressaient des paroles de bienvenue, mais il ne s’en préoccupa pas. Il était une fois de plus perdu dans ses pensées.

Ils quittèrent l’enceinte du château et obliquèrent vers la rivière. S’immobilisant sur la berge, Wellan posa les mains sur ses hanches et observa scrupuleusement les lieux. À cet endroit, le cours d’eau était large et le courant, très doux. Il faisait frais, mais le Chevalier semblait bien décidé à nager. Il se retourna vers Bridgess. Elle avait posé un genou en terre, demandant ainsi la permission de lui parler librement. Wellan inclina doucement la tête pour la lui accorder.

— Je considère dangereux le fait que vous soyez ainsi emprisonné dans vos pensées, signala l’enfant. N’importe qui pourrait vous attaquer par surprise.

— Tu crois que je me coupe du monde extérieur lorsque je réfléchis ? sourit le Chevalier.

— En effet, c’est ce que je crois.

Il énuméra alors les noms de tous ceux qu’ils avaient croisés entre la chambre et la rivière et lui récita même mot à mot ce qu’ils leur avaient dit. Bridgess était sidérée, mais son maître ne la mit pas davantage dans l’embarras.

— Suis-moi, ordonna-t-il en enlevant ses bottes et sa tunique.

Il entra dans la rivière, vêtu de son seul pantalon. Bridgess retira elle aussi ses bottes et le suivit, constatant que l’eau était moins froide qu’elle l’avait craint. Dans un mouvement gracieux, le Chevalier disparut sous la surface. Elle inspira profondément et plongea derrière lui. L’eau était si claire qu’elle n’eut aucune difficulté à le repérer. Wellan nagea entre les algues, effrayant des bancs de petits poissons argentés, et se glissa dans une crevasse sur la rive opposée. La fillette l’imita même si elle commençait à suffoquer. D’un simple élan, il remonta vers la surface et elle battit des pieds de toutes ses forces pour le rejoindre. Lorsque sa tête émergea hors de l’eau, elle s’empressa de remplir ses poumons brûlants d’air frais.

Le Chevalier l’attendait, assis sur une roche plate, dans une magnifique grotte de cristal. Regardant autour d’elle avec émerveillement, Bridgess grimpa à ses côtés. Les rayons diffus du soleil frappaient le lit de la rivière et se reflétaient dans la caverne, allumant des myriades d’étincelles scintillantes sur ses parois vitreuses.

— C’est absolument magique…, murmura l’enfant en s’asseyant près de son maître.

— C’est mon refuge secret, avoua Wellan, là où je vais à l’intérieur de moi, lorsque j’ai besoin de calme et de quiétude.

— Vous me faites un grand honneur en le partageant avec moi, maître.

Ils méditèrent ensemble dans ce paradis souterrain, puis rentrèrent au palais, où des servantes les enveloppèrent dans des couvertures et séchèrent leurs vêtements. On avait allumé un feu dans leur chambre et ils se réchauffèrent longuement devant ses flammes réconfortantes. Ensuite, Wellan laissa Bridgess sangler sa cuirasse, fixer sa cape sur ses épaules et lui nouer les cheveux sur la nuque, cette dernière tâche faisant particulièrement plaisir à la fillette. Le Chevalier désirait que sa famille le voie dans toute sa gloire. Il boucla sa ceinture de cuir autour de sa taille et s’assura que son épée et sa dague tombaient sur ses hanches.

On les escorta jusque dans le grand hall du Château de Rubis. Le Roi Burge, qui revoyait son fils pour la première fois en quinze ans, son épouse et sa cour avaient tous revêtu leurs costumes d’apparat. La princesse Christa s’était parée de sa plus belle robe de satin bleu mais ne portait aucun bijou afin de montrer à Wellan qu’elle avait grandi en beauté, tout comme en sagesse, durant sa longue absence. Elle voulait lui prouver qu’elle était restée simple et honnête. Son frère Stem, quant à lui, ne savait plus très bien que penser de cette soudaine agitation. Jamais on ne s’était donné tout ce mal pour lui. Lorsqu’ils étaient enfants, les deux princes avaient été très proches, mais Stem enviait Wellan qui avait été choisi pour devenir Chevalier d’Émeraude.

Les serviteurs poussèrent les portes du hall qui apparut inchangé à Wellan. Les meubles étaient exactement au même endroit, les tapisseries, les panaches d’animaux et les torches. Il s’arrêta devant le roi, non sans avoir remarqué l’étonnement et l’admiration qui se succédaient sur son visage.

— Quand on m’a dit que tu étais ici, j’ai d’abord refusé de le croire, déclara Burge de sa voix retentissante. Mais tu es là, devant moi, et je suis fier de t’accueillir à ma table. Sois le bienvenu chez toi, mon fils. Approche, viens t’asseoir.

Wellan poussa doucement Bridgess devant lui et la fit asseoir à ses côtés. Le roi voulut immédiatement savoir qui elle était et le Chevalier lui expliqua le rôle des Écuyers dans l’Ordre. Impressionnée de se retrouver dans la famille de son maître, la fillette ne prononça pas un seul mot durant le repas et se contenta d’observer pendant que Wellan expliquait le but de sa visite, en commençant par le massacre de Shola et en passant par la guerre qui avait presque détruit le Royaume de Zénor.

Si le Roi Burge buvait ses paroles avec ferveur, la reine, elle, mangeait sans lui prêter la moindre attention. Christa ne l’écoutait probablement pas plus, mais elle le regardait avec beaucoup d’admiration. Seul Stem, le prince héritier, paraissait contrarié par son retour. Bridgess le sonda et capta une profonde jalousie dans son cœur. Stem enviait à son frère sa ressemblance avec leur père, sa taille et la complexion solide de ses muscles.

Wellan posa discrètement sa large main sur celle de son apprentie, lui indiquant qu’elle devait immédiatement cesser son enquête télépathique.

— J’enverrai des hommes à Zénor, conclut Burge après avoir entendu le discours de son fils.

— Et qui protégera notre royaume ? s’opposa violemment Stem.

— Je n’enverrai pas des soldats, mais des ouvriers, évidemment, précisa le roi.

— Et si ces bêtes monstrueuses empruntaient une route différente ?

— Elles ne peuvent arriver que par l’océan, assura calmement Wellan.

— Alors, maintenant que tu es devenu un grand Chevalier, tu sais ce qui se passe dans la tête de nos ennemis ? Tu peux même prédire à quel endroit ils nous attaqueront ? cracha le prince héritier.

— Non, admit Wellan, qui ne désirait pas se quereller avec son frère. Je me sers de mes facultés de déduction comme tous les bons guerriers. Je suis devenu un expert dans bien des domaines, Stem. C’est ainsi que sont formés les Chevaliers d’Emeraude.

— On les prépare à s’emparer des autres royaumes et à détrôner leurs rois, tu veux dire, s’énerva le prince.

— Stem, en voilà assez ! tonna Burge, le visage cramoisi.

— C’est de l’histoire ancienne, précisa Wellan en conservant son calme. Nous sommes différents des premiers Chevaliers d’Emeraude. Tu n’as aucune raison de te sentir menacé.

Ecumant de rage, le prince quitta la table. Offensé, le Roi Burge le somma de revenir, mais Stem, aussi têtu que tous les autres membres de la famille royale de Rubis, fit la sourde oreille.

— Je lui parlerai plus tard, assura Wellan sans rancune. Stem est un homme intelligent, il m’écoutera.

Son père lui décocha un regard incrédule, que le Chevalier choisit d’ignorer. Il n’avait plus rien de l’enfant rebelle qu’il avait conçu, pensa le roi, en observant silencieusement Wellan. Ce n’était plus là le petit garçon turbulent qui courait en hurlant dans le palais, refusant d’enfiler ses bottes, l’enfant blond qui voulait toujours l’accompagner à la chasse mais qui s’opposait farouchement à ce qu’il dépèce les animaux tués par lui.

— Il est très étrange pour ton vieux père de te voir aussi discipliné tout à coup, déclara-t-il finalement. Je ne pensais pas que ce magicien réussirait à te mâter. J’étais persuadé qu’il te renverrait au Royaume de Rubis avec une longue liste de doléances.

Un demi-sourire étira les lèvres du Chevalier au souvenir de ses premiers mois au Château d’Émeraude. Élund l’avait en effet corrigé plus souvent que ses compagnons.

Le repas terminé, Wellan envoya son Ecuyer l’attendre dans leur chambre et il partit à la recherche de son frère dans les couloirs du château, mais ce fut sa sœur qu’il rencontra la première. Sortant de ses appartements, elle lui bloqua le passage. Le souvenir qu’il gardait de Christa était celui d’une sœur aînée raisonnable, qui recevait toujours avec grâce et retenue les compliments de leurs parents, tandis que lui écopait de leurs remontrances.

— Je ne te retiendrai pas longtemps, dit-elle de sa voix douce. Je voulais juste te dire que je vais bientôt épouser le Prince Patsko de Fal.

— Je suis heureux de l’apprendre.

— Et je voulais que tu saches que je suis fière de ce que tu es devenu, Wellan. Il est bien malheureux que ce soit Stem qui hérite de ce magnifique pays.

— Moi, je sais qu’il fera un bon roi, le défendit le Chevalier. Et puis, rien ne prouve que je serais le même homme si j’avais grandi ici, Christa. Sais-tu où je peux trouver Stem ?

— Quand on le contrarie, il se cache dans la cabane que vous avez construite au bord de la rivière. Très mature, n’est-ce pas ?

— Il réussit encore à y entrer ? s’étonna Wellan.

Elle haussa les épaules et réintégra ses appartements. Wellan marcha rapidement jusqu’au bout du couloir et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Dans la pénombre, se détachaient les contours de leur cabane en bois mal équarri, toujours perchée sur les branches d’un vieux chêne. Des serviteurs les avaient aidés, Stem et lui, à la construire, mais Wellan n’avait pu profiter de ce refuge, son destin l’ayant appelé à Emeraude.

Il s’empara d’un des flambeaux accrochés au mur et sortit du palais. Du pied de l’arbre, il vit les jambes de son frère qui pendaient dans le vide.

— Stem ! l’appela-t-il en essayant de conserver un ton amical.

— Retourne dans ton pays de Chevaliers, grommela l’autre. Nous n’avons pas besoin de toi ici.

— Je repars demain matin.

Le prince de Rubis continua d’observer un silence boudeur.

— Les Chevaliers d’Émeraude ne sont pas entraînés en vue de monter sur le trône, plaida Wellan. Nous sommes des guerriers, des soldats magiciens. Notre rôle consiste à protéger tout le continent, pas un seul pays.

Toujours rien.

Pourtant, Wellan ne se souvenait pas de son frère comme d’un garçon aussi têtu. Il avait même été son héros durant son enfance, étant toujours celui qui avait de bonnes idées pour faire damner leurs parents.

— Je suis retourné à la caverne de cristal cet après-midi, tenta le Chevalier en dernier ressort.

Auréolée de boucles noires, la tête de Stem s’encadra dans la petite ouverture de la porte.

— Tu t’en es souvenu ? murmura-t-il, étonné.

Wellan hocha lentement la tête. Soudain, malgré sa cuirasse ornée de pierres précieuses, il sembla à Stem qu’il retrouvait son petit frère de cinq ans.

— Mais tu n’étais qu’un puceron quand nous sommes allés là !

— Un puceron doté d’une excellente mémoire, rectifia Wellan. Je me souviens de tout ce que nous avons fait ici.

Les deux frères s’observèrent un long moment puis Stem sauta sur le sol avec souplesse, Le Chevalier le sonda et capta, au fond de son cœur, une tristesse s’apparentant de beaucoup à la sienne. Ils allèrent s’asseoir sur la rive de la Sérida et Wellan planta le flambeau près d’eux, sa lumière les enveloppant d’un cocon d’intimité.

— Ce n’est pas facile d’être toi, tu sais, se lamenta Stem.

— D’être moi ? répéta le Chevalier, stupéfait.

— C’est toi que père voulait voir sur le trône, pas moi. Mais mère en a décidé autrement et t’a envoyé exercer ta magie ailleurs. Il me répète sans arrêt que tu avais déjà l’étoffe d’un roi à l’âge de cinq ans et que tu es sûrement devenu un meneur d’hommes. Pour qu’il me laisse un peu tranquille, j’essaie d’être toi, mais ça me rend complètement fou… Et maintenant qu’il t’a vu en costume de Chevalier, il va me rendre la vie impossible.

— La chose la plus importante qu’on nous enseigne au Château d’Emeraude, c’est d’être soi-même. On met l’accent sur nos forces et nos qualités, tout en nous soulignant nos défauts afin que nous les corrigions.

— Toi ? Des défauts ? S’esclaffa Stem.

— Je suis colérique et j’ai du mal à maîtriser mes émotions. Aussi, la plupart du temps, je choisis de ne pas les exprimer. Le magicien d’Emeraude, qui a le pouvoir de lire dans tous les cœurs, m’a aidé à accepter mes faiblesses et encouragé à les surmonter. Nous sommes les protecteurs du continent, Stem, mais nous sommes aussi des êtres humains.

Wellan passa un bras autour des épaules de son frère et le serra contre lui avec affection. En sondant de nouveau son âme, il fut heureux de constater qu’il était apaisé. Les deux hommes rentrèrent ensemble au palais et se séparèrent devant la chambre du Chevalier. Bridgess s’était endormie, blottie dans un moelleux fauteuil tiré près de la fenêtre. Il la souleva dans ses bras et alla la porter dans la chambre qu’on avait préparée pour elle. Pas question d’indisposer la domesticité en la gardant auprès de lui. Il la déposa sur le lit, la couvrit et l’embrassa sur le front. Il remit des bûches dans l’âtre avant de refermer doucement la porte.

Il s’arrêta net sur le seuil de sa propre chambre en découvrant le maître magicien Fan de Shola assise sur son lit. Elle portait une tunique blanche qui brillait comme si elle avait été tissée de lumière et ses cheveux argentés descendaient en lourdes cascades sur ses épaules. Wellan referma la porte derrière lui, sentant soudainement se cicatriser toutes les blessures de son cœur.

La reine se leva et s’avança à sa rencontre, sa robe lumineuse flottant autour d’elle. Wellan la prit dans ses bras, passionné, et leurs lèvres se touchèrent. Il n’avait cessé de rêver à ce baiser depuis leur première nuit ensemble. Fan l’aida à défaire les courroies de sa cuirasse et à la retirer, la laissant tomber sur le sol, puis elle détacha sa ceinture. L’épée et le poignard s’écrasèrent aux côtés de la cuirasse et Wellan s’empressa de se débarrasser de sa tunique.

Les longs doigts de Fan effleurèrent sa peau et il ferma les yeux, pris de vertige, priant la déesse de Rubis que cet instant ne prenne jamais fin. Il savait que Fan n’était qu’un fantôme, mais il l’aimait, il avait besoin d’elle. Ardente, elle l’attira sur le lit. N’écoutant que sa ferveur, il lui fit l’amour sans qu’aucune parole ne soit échangée, sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Une fois leurs sens assouvis, Wellan la serra dans ses bras pour qu’elle ne s’échappe plus jamais. La reine frotta le bout de son nez sur son oreille et il savoura cette caresse furtive, des frissons courant de nouveau sur sa peau.

— Les soldats de l’Empereur Noir sont revenus bredouilles et leur maître est furieux, murmura-t-elle.

Wellan sortit subitement de sa torpeur, frappé par l’importance de cette information. La guerre était-elle sur le point d’éclater ?

— Il organise une nouvelle expédition pour retrouver Kira, ajouta Fan, confirmant ses craintes.

— Quand seront-ils ici ? s’inquiéta le Chevalier.

— Dans quelques semaines de votre monde.

— Où débarqueront-ils ?

— Je n’en sais rien encore, mais je reviendrai vous en informer.

— Revenez quand vous voulez, même si vous n’avez rien à me dire. Je vous aime, Fan.

Il chercha ses lèvres et les baisa avec dévotion, puis il s’endormit, bercé par le doux parfum de sa reine. Au matin, lorsque les rayons du soleil chauffèrent son visage et le réveillèrent, il était seul. Il s’assit brusquement et fouilla du regard tous les recoins. Rien. Pas même la trace de son parfum enivrant. Combien de temps s’écoulerait-il encore avant le retour de la femme qui faisait vibrer toutes les fibres de son corps ? Combien de temps pourrait-il vivre un amour aussi intangible ? Des larmes brûlantes se mirent à couler sur ses joues sans qu’il puisse les contenir et il enfouit son visage dans ses mains. Il ne ressentit l’arrivée de Bridgess que lorsqu’elle grimpa dans son lit.

— Maître ? s’alarma-t-elle. Etes-vous blessé ?

— Plus que personne ne le sera jamais…, murmura le Chevalier dans un sanglot.

Elle parvint à détacher ses mains de son visage et sécha ses larmes tout en le sondant, passant outre aux règlements. L’émotion qu’elle découvrit dans le cœur de Wellan lui était inconnue et l’effraya par sa puissance.

— Tu es trop jeune pour comprendre ce que je ressens, Bridgess, souffla-t-il en ravalant ses larmes.

— C’est une femme qui vous a fait tout ce mal ?

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que je sens sa présence en vous. On dirait qu’elle est là, mais, en même temps, qu’elle n’y est pas. C’est difficile à expliquer. Etes-vous amoureux, maître ?

Wellan croisa le regard de l’enfant, ne sachant que répondre. Jamais, il n’avait ouvert son cœur à qui que ce soit, pas même à ses compagnons d’armes, et cette petite fille se tenait là, au seuil de son plus grand secret, sans qu’il arrive à l’en éloigner.

— Oui, chuchota-t-il dans un soupir, mais la femme que j’aime est morte…

Les yeux de Bridgess se remplirent de larmes et elle referma ses bras sur lui, maternelle déjà, en lui envoyant une vague d’apaisement qui lui fit le plus grand bien.

— Un jour, vous trouverez une autre femme à aimer, lui glissa-t-elle à l’oreille, sans relâcher son étreinte. Vous êtes tellement beau et si fort ! Personne ne peut vous résister bien longtemps.

Wellan se laissa bercer un moment par l’enfant, puis recouvra graduellement la maîtrise de ses émotions, ce qui, chez lui, signifiait qu’il les avait bouclées à double tour au plus profond de son cœur.

Il inspira profondément et annonça à son Ecuyer qu’ils devaient partir sans tarder, camouflant les informations données par Fan sous les apparences d’une vision mystique reçue pendant la nuit. Bridgess aurait bien voulu récréer le lien qui les avait unis quelques minutes auparavant, mais le grand Chevalier s’était une fois de plus barricadé dans sa tour de glace.

Le Feu dans le ciel
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